Le délit de solidarité est-il contraire à la constitution ?

Article de Marie Boëton, chroniqueuse à France Culture et responsable Justice à La Croix

« Liberté, égalité, fraternité. » Si la devise républicaine figure sur les frontons de nombreux édifices publics, seules l’égalité et la liberté donnent lieu à débat dans l’enceinte judiciaire. Malgré sa charge symbolique très forte, la fraternité reste étonnamment absente des prétoires. C’est elle, pourtant, que deux militants associatifs de la vallée de la Roya ont choisi d’invoquer pour contester leur condamnation après avoir secouru des migrants à la frontière franco-italienne.Selon eux, l’article L 622-1 du code de l’entrée, du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), rebaptisé « délit de solidarité » par ses détracteurs, contrevient à la notion de fraternité, présentée dans le préambule de la Constitution de 1958 comme un « idéal commun ». D’où la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qu’ils ont déposée devant la justice. Transmise mercredi aux sages de la Rue de Montpensier, elle devrait être tranchée d’ici à la fin juillet.

Après des années de controverses, on devrait être fixé cet été sur la constitutionnalité du fameux délit. « En cas de censure, les condamnations des deux militants tomberaient, de même que toutes les poursuites actuellement engagées », précise Me Patrice Spinosi, l’avocat des deux requérants. Que deviendrait, par ailleurs, la loi asile et immigration, qui vient de réécrire l’épineux délit en le modifiant à la marge ? « Si le Conseil censure, il faudra abroger l’article de loi le concernant », assure l’avocat.

L’insécurité juridique planant sur le texte du gouvernement devrait donner un argument supplémentaire à ceux qui militent pour la suppression pure et simple du délit de solidarité. Et leur permettre de faire d’autant plus pression sur les sénateurs devant lesquels le texte arrive prochainement en examen.

Cette bataille judiciaire se double, en réalité, d’un second débat, juridique celui-ci, et plus fondamental quant à ses conséquences, puisqu’il porte sur la reconnaissance de la notion de fraternité en droit français. Celle-ci n’a en effet jamais été passée au crible des gardiens de la Constitution. « C’est un principe constitutionnel certes, mais latent, estime Me Patrice Spinosi. Nous espérons que les sages reconnaîtront la fraternité comme figurant explicitement parmi les droits et libertés garantis par la Constitution. Et qu’ils consacreront une « obligation constitutionnelle de fraternité ». »

Aujourd’hui en effet, malgré sa charge symbolique et sa forte prégnance dans l’imaginaire collectif, la fraternité est dénuée de toute dimension normative. Elle a certes inspiré de nombreuses lois sociales, telles que celles créant le RMI ou la CMU, mais elle est dénuée d’une quelconque portée juridique. « Elle figure évidemment dans la Constitution, et même à divers endroits mais elle reste, pour l’heure, une pure figure rhétorique, précise Michel Borgetto, professeur de droit à ­Paris 2 (1). Avec cette QPC, les sages ont enfin l’opportunité de lui donner une valeur juridique pleine et entière. C’est une occasion historique ! »

Deux options s’offrent à eux. Un, ils peuvent tourner le dos à la demande qui leur est faite et considérer la fraternité comme ne figurant pas parmi les droits et libertés garantis par la Constitution. Ce fut notamment le cas en 2015, lorsqu’ils refusèrent de reconnaître comme telle la notion de « parité », et ce malgré son inscription dans la Loi fondamentale. Deux, le Conseil choisit de reconnaître pleinement l’ultime volet du triptyque républicain. « Les sages devront alors dessiner les contours de ce principe et dire concrètement ce qu’il recouvre », indique Me David Lévy, spécialiste des contentieux autour de la QPC.

Pour Michel Borgetto, « ils se garderont bien d’être trop précis, de crainte d’ouvrir une boîte de Pandore susceptible de déboucher sur la création de nouveaux droits sociaux ou autres. À mon avis, les sages s’en tiendront à une définition très minimaliste de la fraternité, en se contentant de poser un cadre de principe. Et laisseront la jurisprudence le définir ensuite au fil des décisions. »